Brouillons de pensées

Perception : partie 1

Première partie d'une étude perceptive, particulièrement de la vue, consistant en la description tentée exhaustive d'une expérience de synesthésie après prise accidentelle de LSD. La seconde partie tentera d'apporter des éléments explicatifs fondés aux différentes partie du récits.

Au lit, dans un noir intense. La fenêtre et la texture de mon mur sont à peine visibles. Apparition de la première vision suspecte : un flou cinétique sur les mouvements de ma main. En plus de cette traînée, des ombres symétriquement opposées dans mon champ de vision se projettent sur les murs. Alors que ma main droite arrive naturellement du coin inférieur droit dans mon champ de vision, ces échos apparaissent eux du coin supérieur gauche, au nombre de quatre, chacun délayé différemment. Essai avec la main gauche et les mouvements de doigts : même constat.

Je remarque que tout ce que je regarde vibre fortement. La plupart des textures sont mouvantes par à-coups. J'ai beaucoup de mal à conserver mon point de vue sur un point précis, celui-ci sautant à un autre emplacement qui semble aléatoire, cependant confiné dans un cercle mesurant environ 3 mm de diamètre à bout de bras, c'est-à-dire à environ un mètre de mon œil. En étant plus attentif, je remarque que je peux clairement percevoir ce cercle, se déplaçant tel un curseur sur les zones de contours les plus flous se présentant à mon point de vue visé. En jouant avec ce cercle, je remarque que je peux aisément le déplacer sans bouger mes yeux. Il me suffit de concentrer mon attention à un endroit que je ne vise pas avec mes yeux, comme cela peut arriver dans certaines circonstances quotidiennes où la concentration et le regard ne sont pas forcément en phase, ou que je laisse mon regard se perdre dans le vide, auquel cas il se déplacera sur tout mon champ de vision en « attaquant » d'abord les zones d'intérêts, les zones de plus fort contraste. Je pense pouvoir compter entre 6 et 8 sauts par secondes, ce curseur faisant entre 4 et 8 sauts, quasiment au même endroit, avant de choisir une zone à un endroit de mon champ de vision tout à fait différent. Le travail qu'effectue ce curseur est un affinage de ma perception globale, permettant d'obtenir à terme l'image la plus précise de l'environnement et réduisant les vibrations perçues. À noter qu'en plus de ce curseur principal semblent travailler une multitude de zones moins axées sur ma concentration mais sur la compréhension globale du tableau. Ces curseurs secondaires paraissent fixes par rapport au point de vue, et sont différents pour chaque œil.

Si je passe vite la main devant une zone déjà « calculée » par ce curseur, seul un flou cinétique se produit, sans plus grand effet. Si je la passe plus doucement, en bougeant les doigts, alors la zone devient de nouveau vibrante, et le curseur se remet au travail. Je remarque alors que ce ne sont pas des vibrations, mais de multiples formes et couleurs apparaissant, s'orientant, et disparaissant. À la première approche, on pourrait croire à une triangulation colorée, mes doigts étant reliés par d’innombrables fils emplis de couleurs, changeant sans cesse. Après avoir laissé le curseur faire son travail un temps suffisamment long, les triangles ne sont plus perceptibles. Ma tentative qui a suivit a été de replier et tendre à nouveau un doigt, rapidement, pour observer si le changement du champ de vision était nécessairement grand pour attirer le curseur. J'ai été surpris de voir que le doigt qui réapparaissait n'était pas le même, et n'était même pas forcément le mien. J'ai vu mon cerveau essayer de trouver le bon en passant en revues des dizaines de doigts (toujours à peu près à cette même fréquence de 6 à 8 essais par secondes), chaque essai présentant soit une orientation, soit une longueur, soit un verni imprévu. J'ai pu jouer avec ce phénomène en plaçant ma main entre l'ombre que formait ma fenêtre (trois barres noires verticales) et mon regard. Ma main et cette ombre ayant alors la même intensité, et le même flou si je focalisait mon regard au bon endroit, j'ai pu voir les images de mes doigts sauter de façon indécise entre la position véritable de mes doigts et les barreaux verticaux des battants de la fenêtres. Pendant un temps assez long (environ deux secondes), j'ai même conservé à la place des phalanges extremum de mon index un bout de doigt à l'envers, l'ongle alors tourné vers la main. Ce n'est que lorsque j'ai bougé cette main, que la position de ce doigt absurde devenait incompatible avec l'idée que j'ai de ma main qu'un autre doigt a été trouvé.

Retour sur les textures plus unies de la pièce : mon papier peint n'étant pas tout à fait uni, j'y ai décelé par amplification du bruit un nombre incalculable de formes, celles-ci devant être les briques de bases de mes constructions visuelles. Dans ma vision périphérique – où le curseur s'est donc remis au travail une fois l'attention pour mon doigt passée –, je pouvais directement comprendre le processus de tentative d'interprétation de mon cerveau. Des bouts d'objets (des roues de voitures, des oreillers, des morceaux d'arbres, etc.) se fondaient les uns dans les autres, changeant incessamment d'orientation, tentant de devenir les pièces d'un puzzle géant. À l'intérieur et autour du curseur, ces formes semblaient d'avantage être des triangles et des formes simples, mais s'assemblant localement par rotations multiples, puis se collant ensembles, elles formaient des entités de plus en plus concrètes, jusqu'à devenir les objets faisant vraiment partie de ma chambre.

Lorsque je bougeais uniquement ma tête sans changer le focus de mon regard a contrario, une empreinte fantôme du contraste de mon environnement semblait se détacher de ma vision. J'ai pensé au flou cinétique, mais j'ai compris que c'était en réalité ce déplacement que j'avais pris pour du flou cinétique, alors qu'il était l'empreinte que j'avais non pas sur ma rétine, mais dans un espace de projection interne dans lequel mes interprétations se reformait pour me permettre de les explorer sans avoir à analyser le signal visuel encore et encore. En associant cette idée avec l'expérience du doigt mal placé, j'ai formé un cercle avec mon doigt, à environ 50 centimètres de mon visage, à travers lequel j'ai regardé la fenêtre. J'ai soutenu du regard un point précis, puis j'ai déplacé simultanément ma tête et ma main afin de rester en permanence dans l'axe de cette visée. J'ai pu ainsi décoller un bout de ma fenêtre pour le coller sur mon mur, sur lequel il est resté quelques demi-secondes avant que mon curseur viennent le gommer pour le remplacer par des extraits de canards et de mosaïques de couleurs, ceci étant bien plus compatible avec la texture quasi-unie de mon mur.

À noter que la reconnaissance de formes était très dépendante du contexte. La vision la plus forte, qui est restée toute la nuit, apparaissait en regardant ma main. Outre les doigts, mon bras était intéressant ; je voyais entrer et sortir de grosses veines sombres mais multicolores, de tailles variables. Si je n'avais été aussi sceptique, j'aurais pu croire voir mon aura. J'ai compris que c'était une indécision de contexte, lorsque en regardant plus proche du coude, ces mouvements veineux se transformaient en poils, alors qu'en revenant vers la main, c'était un mélange entre un doigt et un poil géant. À cause du bruit visuel provoqué par la substance et ces visions de poils mouvant, mon cerveau a réussi à trouver une image cohérente avec tous ces mouvements, et je pouvais alors voir mon bras exactement comme mon cerveau l'avait interprété : un bras sous l'eau, les poils légèrement soulevés de la peau donc, sous lesquels plein de petites bulles s'accrochaient jusqu'à temps qu'elle s'envolent vers le haut. Cette hallucination a été l'une des plus intéressantes, car étonnamment banale et pourtant extrêmement révélatrice dans l'étude de la frontière entre perception et interprétation. Ce sont également ces poils qui provoquent aisément le recalcul du fond et la concentration du curseur affairé.

Revenons sur le délai, le flou cinétique, l'empreinte de cet espace potentiel de projection. Les hallucinations les plus intenses sont apparues lorsque je tentais (avec beaucoup de difficulté et de concentration) de fixer un point sans bouger les yeux, et sans être déconcentré par le curseur dansant comme pour me distraire. La perception étant supposée différentielle et en permanence en adaptation à son environnement, je commençais à voir une masse de plus en plus unie, au milieu de laquelle, lorsque tout devenait noir par habitude, a explosé une sorte de noix rose et moussue enrobée d'un voile diaphane et aérien, le tout formant une sphère mystique ressemblant beaucoup à une variété de Calabi-Yau, que j'ai du contempler un bon moment avant de tenter d'en analyser quoi que ce soit. De nombreuses idées farfelues me sont passées par la tête à ce moment : vision du soi pur, ou vision d'un atome tout seul, jusqu'à ce que je le perde en bougeant à peine mon regard. J'ai du retenter cette immobilité plusieurs fois avant de trouver à nouveau cette noix, les yeux fermés cette fois. J'ai du alors craquer une de mes articulations, car j'ai compris que cette noix était une projection de mon environnement sonore, et plus particulièrement celui sur lequel je prêtais mon attention.

Je commence alors ici la description de la synesthésie de plus en plus globale et intense qui s'est développée sur les 8 à 10 heures qui ont suivi. Lorsque j'ai compris que je commençais à voir les sons, j'ai pris une approche beaucoup plus protocolaire. N'entendant lorsque j'étais immobile qu'un bruit blanc (toutefois intense), j'ai placé devant chacune de mes oreilles mes mains prêtes à frotter ou claquer des doigts. À chaque bruit manifeste, un jet de couleur, souvent bleu, jaillissait dans mon champ de vision par le côté correspondant à l'oreille. Simultanément, la sphère centrale vibrait en phase avec le bruit.

Toujours dans l'audio, un autre effet qui est apparu m'a rappelé une sorte d'effet radar. Pour le tester, j'ai fixé ma fenêtre, puis fermé les yeux. Un mélange entre une image persistante et une projection de mon idée de la chambre dans cet espace intérieur est alors devenu observable. En penchant la tête, l'image de la pièce a tourné avec ma tête de telle sorte que la fenêtre soit toujours droite dans mon champ de « vision », comme s'il s'agissait bien de persistance rétinienne. J'ai alors fait un son claquant avec ma langue posée sur le palais. Mon image de la fenêtre s'est alors repositionnée droite par rapport à là où elle était censée être si j'avais les yeux ouverts, après un petit délai. Cet effet m'a semblé profondément lié au son en lui-même, et pas juste lié à un déclencheur réveillant mon oreille interne. J'ai testé différentes configurations, et en rouvrant les yeux, un décalage seulement léger est apparu à chaque fois.

Sauf précision, toutes les prochaines expériences ont été faites les yeux fermés.

Mon sens kinesthésique est alors entré en jeu. Si je tournais la tête suffisamment doucement, alors l'image de la fenêtre ne restait plus synchronisée statiquement avec ma position, mais conservait alors sa position « réelle », et c'était seulement mon point de vue virtuel qui bougeait. J'étais alors dans une chambre totalement virtuelle que je pouvais explorer les yeux fermés, tout en raffinant l'orientation en claquant la langue. À noter que j'étais peu loin d'une projection astrale.

Projection astrale : je la définirais comme la capacité à explorer une idée d'une pièce, un espace virtuel, affiné par les différentes impressions sensorielles. J'ai plusieurs fois tenté de rester totalement immobile, en fixant un point précis et tentant de ne me concentrer sur rien de particulier. La sensation était généralement désagréable, comme une anesthésie générale consciente. Je sentais mes mains, mes jambes, puis tout mon corps vibrer dans une pulsation de plus en plus intense alors que je voyais bien que je ne bougeais pas. La vision devenait plus blanche, le vertige plus présent. Je n'ai malheureusement pas réussi à tenir mon niveau de concentration pour conserver cet état assez longtemps pour pousser plus loin les limites, car un simple sentiment de peur m'en a empêché à chaque fois.

Revenons à la synesthésie. Autant je pouvais admettre une projection visuelle dans un espace virtuel, y compris du son, autant la visualisation du sens du toucher était moins imaginable. J'ai effectué plusieurs manipulations, frottements et pincements. L'intensité de la sensation était alors associée à une couleur (dans le champ de vision virtuel) plutôt située vers le bas, mais très ambiante (je reviendrai sur l'aspect positionnel du toucher). L'échelle de valeur allait du bleu, vert, jaune jusqu'au rouge pour le pincement le plus douloureux. En ce qui concerne les goûts et les odeurs, j'ai eu du mal à les tester. J'ai vu quatre cercles de couleur disposés comme à chaque coin d'un rectangle englobant mon champ de vision, qui changeaient vaguement lorsque je goûtais mon doigt.

Carte perceptionCarte perception avec boule audio

J'ai parlé au début d'échos visuels de membres dans les coins supérieur de mon champ de vision. Ces membres étaient réellement des projections depuis l'espace virtuel vers l'espace de vision. En gardant les yeux fermés, j'ai pu entamer une cartographie de cet espace. J'ai commencé par bien me représenter mes mains dans cet espace, en les mettant à 30 centimètres devant mes yeux, et en claquant des doigts. Les sens auditifs et du toucher m'ont permis de me faire une image tellement précise de mes mains que j'aurais cru les voir.

À chacune de mes mains, positionnées là où on pourrait les attendre dans un champ de vision, étaient associées quatre autres mains, groupées à l'opposé ; ma main droite, le doigt pointant vers le milieu de mon point focal, était associée à quatre mains fantômes groupées dans le coin supérieur gauche, pointant elles-aussi vers mon point focal (miroir horizontal et vertical). Cependant, tous les mouvements n'étaient pas clonés. Bien que la main principale ait semblé être en phase avec mes mouvements, les mains secondaires semblaient être spécialisée, certaines restant immobiles durant des mouvements de translations, d'autres durant des mouvements de rotation. En jouant avec ces mains, j'ai tenté de me représenter un objet et de voir si je pouvais manipuler son image. J'ai pensé à une petite voiture qui serait posée dans ma main que j'avais placé paume en l'air. L'image de cette voiture s'est concrétisée très vite, sauf en ce qui concerne les couleurs. En m'aidant d'un mouvement de rotation de la main, comme si je faisais réellement tourner un modèle réduit de voiture placé dans ma main, j'ai pu observer cette voiture sous tous les angles avec un niveau de détails qui m'avait paru impressionnant sur le moment.

J'ai ensuite entamé une sorte de cartographie non sensorielle, où j'ai étudié quelles zones de cet espace virtuel étaient excitées lorsque je parlais, lorsque je comptais, lorsque je pensais à des gens, etc.
Carte psy

Prenant une place importante, était mon visage formé au départ de celui des autres, comme une combinaison linéaire de tous les visages de mes connaissances pour approximer le mien. Il était étalé , écrasé à la manière d'une pâte, exactement comme la texture de visage d'un jeu vidéo, permettant d'en voir toute la surface d'un seul coup. À noter que j'avais la main droite devant le visage pour m'assurer de garder les yeux fermés lorsque je regardais, elle apparaissait donc devant lui, mais plutôt transparente. À droite encore, un profil de mon visage, moins précis, dont l'utilité était clairement moins importante en termes de représentation. En dessous de celui-ci se trouvait encore une représentation de moi vu de dessous. Sur la partie gauche de mon champ de vision se trouvait une sorte d'annuaire des visages de mes connaissances, dont l'ordre variait pour amener au premier plan la personne à qui je pensais. Entre ces deux zones, et un peu plus haut, se trouvait une zone sollicitée lorsque je pensais à des choses abstraites (concepts de programmation, réflexions difficiles, etc.) Un peu plus haut de cette zone s'en trouvaient trois plutôt similaire, une contenant les chiffres de 0 à 9 dans l'ordre, mais à l'envers, s'illuminant d'une lueur dorée lorsque je pensais à un entier. Lorsque je pensais à un réel, il s'allumait de nulle part, mais à part. De façon identique, lorsque je m'imaginais prononcer la phrase « test de discours », ou lorsque je la prononçais vraiment, je voyais des syllabes, des lettres ou des mots s'illuminer, mais pas de dictionnaire exhaustif, ni une représentation simplifiée de celui-ci. Le reste s'avérait vide pour la raison que je ne pense pas avoir eu le temps de tout explorer. Un bruit de fond était présent, s'apparenter aux phosphènes, se laissant modeler pour justement me permettre de parcourir cet espace intérieur. Le haut du champ de vision tendait vers le blanc plus je tentais de regarder haut. Peut-être comme plus l'on regarde haut plus la position des yeux devient fixe, l'espace intérieur donnait l'impression de converger.

Après de nombreuses heures de parcours, je me suis levé pour prendre une douche, pendant laquelle les derniers éléments impressionnants sont arrivés ; parmi lesquels la synesthésie du toucher et de la vue, m'ayant permis de voir mon corps en entier les yeux fermés en sentant l'eau couler sur ma peau, avec plus de précision, de résolution, où de petites rivières se formaient à sa surface. Enfin, le dernier phénomène notable a été l'impression de voir la céramique des murs de la douche (toujours les yeux fermés) après les avoir mouillés d'eau chaude, comme si j'avais pu voir une sorte de rayonnement infrarouge. J'ai vu les traînées de jet d'eau sous la forme d'une texture de motifs Paisley dont les couleurs chaudes ont évolué et se sont fondues rapidement dans le noir comme des phosphènes.
Motif Paisley